L'architecte Jean Nouvel donne à Madrid un musée rouge et noir Le Monde, 1 ottobre 2005
L'édifice, rouge, noir, gris, est incandescent sous le soleil de la capitale espagnole. L'atmosphère en revanche est sombre, lors de la conférence de presse qui, vendredi 23 septembre, marque le départ des festivités pour la royale naissance du nouveau phare de Madrid : l'extension du Musée Reina Sofia, à deux pas de la gare d'Atocha. Un peu plus sombre que ne l'exige l'austérité naturelle des journalistes madrilènes, venus en nombre pour écouter Carmen Calvo, leur ministre de la culture, l'architecte français Jean Nouvel et les directeurs de ce "Beaubourg castillan". Sur les bancs de l'auditorium tout neuf traînent encore de vieilles polémiques liées à l'ouverture sans doute prématurée, il y a quelques mois, d'une partie des salles d'exposition, alors que le chantier n'était pas achevé.
Les questions sont déconcertantes : "Le bâtiment va-t-il prendre l'eau, qu'avez-vous prévu pour le nettoyage, pourquoi toutes ces terrasses gratuit es ?" Une partie des architectes castillans, pas forcément les plus mauvais, ont préalablement savonné la planche de leur confrère français en distillant dans la presse professionnelle quelques méchancetés pas toujours fondées. Nouvel répond en philosophe de comptoir à ces questions très ménagères.
On lâche enfin le public sceptique dans cet étrange bâtiment, l'"aile Nouvel" du Reina Sofia, qui jouxte sans trop y toucher le vieil hôpital édifié en 1788 par Francisco Sabatini à la demande de Charles III, transformé en centre d'art en 1986 et remodelé deux ans plus tard par José Luis Iniguez et Antonio de Castro avec l'aide de l'Anglais Ian Ritchie.
L'aile Sabatini (où est présenté Guernica, de Picasso) est sévère, austère, fermée, mais aussi rythmée, savamment composée selon les principes, ici dépouillés à l'extrême, du baroque espagnol. L'origine royale de cet hospice glacial, une longue façade et trois ailes autour d'une cour, lui confère une sorte de ressemblance avec l'Escurial, monastère construit à la fin du XVIe siècle sur un plan reproduisant la forme du gril, "instrument du martyre de saint Laurent", dit la fiche de classement au patrimoine mondial de l'Unesco. Inachevé, l'hospice offrait malgré tout 50 000 m2 de salles en enfilade, l'allure compacte du bâtiment masquant à l'intérieur la large cour plantée.
STRUCTURES EN SUPENS
L'aile Nouvel, dont le dessin fut choisi à l'issue d'un concours international en 1999, vient flirter en un seul point du vieil édifice, une avancée carrée. On a fait grief à l'architecte de n'avoir pas su garder ses distances face à son royal voisin, procès qui passe à côté des véritables problèmes, si problème il y a, de cette extension composite. Elle se comporte en effet comme une inversion complète de tous les éléments architectoniques et symboliques du dessin de Sabatini. Ce dernier est fermé à la ville. Le projet de Nouvel, qui s'est associé les talents de l'Espagnol Alberto Menem, est composé de trois ensembles autonomes, une bibliothèque, un auditorium (500 places plus 200 en sous-sol), des salles d'exposition, est fragmenté, ouvert. Quand l'ancienne cour accueille le soleil, l'atrium triangulaire qui lui répond chez Nouvel est couvert d'une large toiture débordante en auvent, qui peut rappeler son dessin pour le Centre d'art de Lucerne (Suisse). En sous-face, un rouge brillant renvoie les reflets de la rue tout en faisant entrer, ectoplasme mirifique, le double du premier bâtiment.
L'architecture de Sabatini est rythmée, ou plutôt répétitive à l'envi, sa fonction d'hospice et son économie lui ayant interdit tout ornement, toute frivolité. Celle de Nouvel apparaît composite, déstructurée. Ce sentiment est amplifié par une façon assez systématique de laisser les structures en suspens, comme inachevées, et par une multitude de niveaux, de terrasses, d'escaliers, de cages d'ascenseur. Il est renforcé encore par de nombreuses cloisons de verre, propres à démultiplier les reflets, mais aussi à limiter les courants d'air, en l'occurrence la pollution, et le bruit insupportable de la circulation des voitures au pied de l'édifice.
A l'instar de la morosité de cette première journée, peu propice à la sérénité du regard, l'aile Nouvel mais son concepteur pouvait le prévoir est en effet en prise directe avec l'inhospitalière Ronda di Atocha, l'avenue qui relie la gare à la Glorieta de Embajadores, infernal rond-point peu favorable au sentiment de paix qu'on attend d'un centre culturel. Le Portugais Alvaro Siza a été appelé pour redessiner la voirie et les espaces publics du quartier. L'achèvement des travaux sera le bon moment critique pour regarder sereinement le travail du Français.
Jean Nouvel vient de terminer deux autres réalisations en Espagne, l'Hôtel Puerta America, à Madrid, où le Français a convié une vingtaine de ses confrères à faire sourire l'architecture, et la tour Agbar de Barcelone (le Monde 2 du 17 septembre). Le profil phallique d'Agbar avait d'abord suscité rejet et ironie. Pixellisée, illuminée, elle se révèle être un signal magnifique, en plein accord avec le paysage de la métropole catalane. Curieusement, cet objet est aussi fermé et secret que l'aile Sabatini du Reina Sofia. Il entre en symbiose avec Barcelone comme le fait l'ancien hospice avec Madrid. Une qualité qui manque aujourd'hui à l'extension de Jean Nouvel.
|